14-18 au théâtre

"Il y a là quarante Français ou Allemands sur de la paille pourrissante, sur quelques matelas souillés, sur le carreau. Quelques-uns meurent. Deux sont morts. Tous les autres, des grands blessés, bras ou jambes brisés, jointures ouvertes, crânes enfoncés, ventres troués. Depuis deux jours, ils sont seuls. Pour calmer leur soif, ils sucent la paille sanglante. Certains ont bu leur urine. Aucun ne peut marcher. Ils s'entraident, se traînant vers l'autre sur les poings quand le fémur est cassé, rampant sur le dos et les coudes quand le ventre est décousu. Des amis, qui ne s'étaient jamais vus, se sont couchés côte à côte. Ils restent enlacés pour n'être plus seuls, pour que chacun d'eux demeure, qu'un autre ne vienne pas. Tout à l'heure, quand les ambulances-automobiles arriveront pour les emporter sur l'arrière, un Français, sur la même paillasse qu'un Allemand, se cramponnera à son cou : Laissez-moi avec lui. Ne me séparez pas de mon ami." On ne les séparera pas. On ne sépare aucun de ceux qui veulent rester ensemble. La nuit approche. Les premières voitures descendent les rues du village.A ssis sur une borne, devant la porte de l'église, des lunettes sur le nez, la tête nue, et rasée, un instituteur allemand, didactique et cordial, expose en assez bon français, à un cercle d'infirmiers attentifs, les articles de foi de la Sozial-Démokratie.

Voilà ce que j'ai vu. Voilà ce que dix millions de vivants ont vu. Voilà ce que, depuis des siècles, des milliards de morts ont vu. Pourtant la guerre persiste."

Elie Faure, La Sainte Face, page 70-71, Editions Bertillat

"Ainsi l'homme tue dans la guerre, alors que, dans la paix, il lui est défendu de tuer. Et s'il est tué dans la guerre, il est saint, alors qu'il est un monstre s'il a tué dans la pais. Et s'il a tué dans la guerre, mort ou vivant, on le couronne de chêne, alors qu'on lui coupe le cou s'il a tué dans la paix."

Elie Faure La Sainte Face. page 71-72. Editions Bartillat.

Un bel article de Stephane Audouin-Rouzeau

Notre mémoire de la Grande Guerre serait-elle encombrée de fausses représentations ? C'est, selon les auteurs, dans le consentement général que le premier conflit mondial a initié une violence sans précédent.

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Que peut bien nous apporter un livre sur la guerre de 14-18 ? Ne savions-nous déjà tout ce qu'il faut savoir sur cette guerre dont les survivants disaient qu'elle serait la « der des der » ? N'avions-nous pas appris à l'école qu'elle avait été d'une violence inouïe, qu'elle avait été la première « guerre totale » mettant en jeu non seulement des millions de combattants mais aussi les populations civiles ? Et surtout, que les protagonistes de la Première Guerre mondiale avaient été les victimes inutiles de l'orgueil des nations européennes qui, après s'être déchirées, oeuvrent aujourd'hui à leur union ?

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Selon Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, qui ont déjà produit chacun plusieurs travaux sur le sujet, ce processus de « victimisation », à l'oeuvre depuis la réaction pacifiste des années 20 (très forte en France et en Grande-Bretagne), n'a cessé de dominer l'historiographie de la Grande Guerre. Les soldats morts au combat, les invalides, les veuves et les orphelins innombrables sont devenus à la fois héros et victimes. Une manière de s'arranger avec les blessures du passé, de construire une mémoire collective qui permette de se mettre en règle avec lui ?

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Pas si simple, expliquent les auteurs. Depuis les années 20 jusqu'à la commémoration du quatre-vingtième anniversaire de cette guerre, en 1998, la tentative d'héroïsation des victimes pourrait bien rendre le deuil plus compliqué et plus durable. Comment en effet expliquer la « présence » de cet événement, considéré par nos concitoyens (selon un sondage Ipsos réalisé en 1998) comme « l'une des périodes les plus importantes du siècle » ? Paradoxalement, ce sont les plus jeunes (15-19 ans) qui le mettent en deuxième place, juste après la Seconde Guerre mondiale (qui, il est vrai, avec ses cinquante millions de morts, bat tous les records de l'horreur), comme s'ils voulaient percer « l'énigme de ce suicide collectif » européen...

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« On n'en finirait pas de dresser la liste des indices de la présence de la Grande Guerre », et cela particulièrement depuis les années 90 : toute une vie associative s'affaire pour en constituer le patrimoine (archéologie des champs de batailles, documents et textes...), et elle est devenue l'un des sujets récurrents de la littérature (avec par exemple Les Champs d'honneur de Jean Rouaud), du cinéma (La Vie et rien d'autre de Bertrand Tavernier), de la bande dessinée avec les albums de Tardi, des musées... Parmi ceux-ci, l'Historial de la Grande Guerre de Péronne (Somme), né d'une initiative internationale sous la direction de l'historien Jean-Jacques Becker, est aussi le symbole d'un renouvellement historiographique des études sur 14-18 dont participent les travaux de S. Audoin-Rouzeau et A. Becker.

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Selon les auteurs, l'importance des commémorations de 1998 a mis l'accent sur un deuil inachevé de cet événement. Et une question essentielle est restée jusqu'à maintenant taboue : celle du consentement à la guerre de millions d'Européens entre 1914 et 1918, et de l'acceptation de la violence qui s'est déchaînée pendant quatre ans et demi. C'est, on le voit, toute la question de la mémoire et de sa construction, déjà évoquée par des historiens comme Pierre Nora ou Henry Rousso, qui devient ici le point de départ d'une relecture du premier conflit mondial. C'est aussi par de nouvelles entrées, déjà utilisées par une histoire des sensibilités pratiquée par des historiens comme Arlette Farge ou Alain Corbin, que les auteurs réinterrogent cette mémoire : celle des représentations des acteurs, de leurs croyances, de leur rationalisation des faits, mais aussi de leur douleur et de la culpabilité qui se fait jour, lorsque par exemple, des pères déplorent la perte de leur fils alors qu'ils avaient eux-mêmes exalté la défense de la patrie. Barrès, Kipling, Lavisse, Freud, Durkheim... pour ne citer que quelques noms célèbres, virent partir leurs fils au front. Freud en conçut sa fameuse pulsion de mort et Durkheim serait « mort de chagrin » peu après la disparition de son fils en 1915.

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Le livre s'organise autour de trois thématiques : la violence, la croisade, le deuil. Sur la violence, les chiffres (pour la plupart déjà connus) parlent d'eux-mêmes. Neuf à dix millions de morts, sachant que la France, la plus touchée sur son territoire (avec un million et demi de morts), a constitué « un atroce cas d'école » : un officier sur trois et un homme de troupe sur quatre furent tués. De tout le cortège de morts, de « gueules cassées » et d'invalides, blessés par les mines, les gaz, les assauts entre tranchées rivales et les combats au corps à corps (ou les armes règlementaires furent parfois complétées par les pelles-bêches, les matraques et les couteaux des soldats), des populations épouvantablement martyrisées par ceux du camp adverse (Russes de Prusse orientale, Allemands de Belgique et du nord de la France, Austro-Hongrois de Serbie), du massacre des Arméniens, ressort « une violence radicale et radicalement nouvelle, massivement acceptée par les sociétés belligérantes et mises en oeuvre par des millions d'individus ».

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S'appuyant sur les travaux de l'Allemand George Mosse, devenu aux Etats-Unis l'un des grands historiens du fascisme et des nationalismes, les auteurs soulignent la « brutalisation » des sociétés occidentales, née de cette première guerre totale. Ainsi, le premier conflit mondial expliquerait le déchaînement de violence observé dans les autres conflits du xxe siècle et serait, comme l'avait déjà suggéré l'historien François Furet (Le Passé d'une illusion, 1995), la matrice des totalitarismes, nazisme et fascisme italien aussi bien que bolchévisme. Comment comprendre cette « brutalisation » par laquelle des millions d'êtres humains ont enduré et finalement assumé cette violence ? Il n'est pas sûr, pour les auteurs, que l'on puisse trouver une explication rationnelle à ce phénomène. En quelques jours et même en quelques heures, au début d'août 1914, on a assisté dans chaque camp à un soudain ralliement à la défense de la patrie. L'exemple anglais est significatif : le 2 août, alors que toutes les autres puissances ont annoncé la mobilisation générale, une immense manifestation pacifiste a lieu à Londres ; deux jours plus tard, le Royaume-Uni entre en guerre avec le soutien unanime de la population. Mais au départ, pour ces populations, cette guerre était une « guerre imaginaire », selon la belle expression de Marc Ferro. Pourtant, malgré les massacres qui surviennent dès le début, et l'enlisement des combats qui laissent présager l'allongement du conflit, le consentement des opinions se maintient jusqu'à la fin... Les auteurs parlent alors de l'installation d'une « culture de guerre » qu'il faut comprendre comme « indissociable d'une spectaculaire prégnance de la haine contre l'adversaire » et qui nourrit « une véritable pulsion exterminatrice ».

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Ce que nous sommes enclins aujourd'hui à considérer comme des textes de propagande traduirait en fait des représentations bien ancrées dans les populations de l'époque. Ainsi l'idée que l'odeur de l'ennemi (et de son cadavre) est spécifique est propagée par des médecins comme le triste Dr Bérillon (qui démontre que « l'Allemand est comme un putois »...) et l'Académie de médecine n'en rit pas. Les églises (catholique ou protestantes), les intellectuels (engagés et parfois tués au combat comme Charles Péguy), la communauté juive française (qui vient tout juste de sortir de l'affaire Dreyfus), les savants, les artistes d'avant-garde, s'engouffrent avec passion, dans les deux camps, dans la défense de la nation et des valeurs patriotiques. N'hésitant pas à fustiger la barbarie de l'autre et avec elle toute sa culture, c'est à une véritable croisade contre l'ennemi que l'on assiste dans chaque camp... Et les voix pacifistes (ou même les mutineries de 1917) ne constituent plus qu'une goutte d'eau dans l'océan du consensus.

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Comment se fera le deuil de ces grands massacres ? Dès la fin de la guerre, des formes innombrables de commémorations se mettent en place. Monuments, cénotaphes, tombes avec leurs inscriptions émouvantes, ossuaires, vitraux, cérémonies, deviennent autant de lieux de mémoire, sur les champs de bataille ou dans le village ou le pays d'origine (y compris dans les colonies africaines qui avaient fournies elles-aussi leur lot de combattants). Quand le moment est venu de compter les morts, « on en vient à réexprimer l'Union sacrée par la pierre et le bronze ». L'analyse des monuments aux morts (à laquelle s'est livrée A. Becker dans un ouvrage précédent) montre l'émergence d'une « religion civile » accompagnée de toute une liturgie : minute de silence, lecture de la liste des disparus « morts pour la France »... Ces mises en scène attestent de la fabrication d'une mémoire collective, faite de ferveur patriotique et d'héroïsation des victimes. Et ce n'est qu'en nombre infime que quelques monuments pacifistes affichent « Que maudite soit la guerre ! »...

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L'invention commémorative de la Grande Guerre, dans tous les pays belligérants, c'est, par excellence la tombe du Soldat inconnu qui, à partir des années 20, devient l'« autel de la patrie ». Les polémiques qui survinrent en France à ce sujet furent assez violentes : on avait imaginé d'installer au Panthéon le coeur de Gambetta avec le corps d'un soldat inconnu, une double autocélébration de la République ! Finalement, devant l'opposition massive des anciens combattants (qui, avec leurs familles, représentaient presque la France entière), le poilu anonyme choisi parmi les combattants de Verdun fut inhumé sous l'Arc de triomphe.

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Derrière les intenses activités commémoratives des années 20 et 30, comment se firent les deuils privés au sein des familles ? Le fait de transformer les morts en sacrifiés volontaires ne constitua-t-il pas, comme l'avait évoqué Paul Claudel pendant le conflit, « une tentative de censurer la douleur des familles » ? Les auteurs soulignent l'ampleur des traumatismes : stress psychosociaux, souffrance occasionnée par la perte d'un proche, honte des pères et des grands-pères qui envoyèrent leurs enfants au combat, charge de culpabilité pour les orphelins dans la représentation héroïsée qui fut donnée de leurs pères... Et que dire du deuil de tous les exclus de la commémoration, prisonniers de guerre, déportés ou encore déserteurs fusillés dans l'opprobe générale ? L'Union sacrée, qui s'est manifestée aussi dans la mémoire, n'en a-t-elle pas fait l'objet d'un déni qui nous taraude encore aujourd'hui ?

 

On le trouve à cette adresse :

http://www.cairn.info/magazine-sciences-humaines-2000-7-page-30.htm